#107 Il vaut mieux s'occuper du changement avant qu'il s'occupe de vous !

La première génération sacrifiée Le droit au rebond avant le droit au poste La main d’œuvre artificielle entre dans l’entreprise Quand les marchés misent sur des algorithmes et se réfugient dans l’or La Chine accélère l’Occident s’inquiète et l’IA tranche

Métamorphoses
16 min ⋅ 21/10/2025

Bonjour à toutes et tous,

Dans cette newsletter, vous trouverez les articles suivants :

  • La première génération sacrifiée

  • Le droit au rebond avant le droit au poste

  • La main d’œuvre artificielle entre dans l’entreprise

  • Quand les marchés misent sur des algorithmes et se réfugient dans l’or

  • La Chine accélère l’Occident s’inquiète et l’IA tranche

Bonne lecture.

Stéphane


La première génération sacrifiée

Discussion audio sur la base de cet article réalisée avec NotebookLM

On dira plus tard que nous savions. Que nous avions lu les rapports, entendu les alertes, vu la vague monter puis déferler. Pourtant nous avons continué comme si de rien n’était. Les politiques ont recyclé leurs éléments de langage. Les entreprises ont prolongé leurs plans à trois ans. L’école protège ses vieilles certitudes comme on cale un vieux buffet avec une allumette. Pendant ce temps, une génération a quitté le lycée avec l’intelligence artificielle au-dessus de la tête comme un plafond. Je ne parle pas d’un futur hypothétique. Les algorithmes déjà à l’œuvre créent des gains d’efficacité spectaculaires. Ils compressent les coûts et gonflent la productivité. Rien de cela n’a la décence d’attendre qu’un gouvernement se réveille ou qu’un programme scolaire bouge d’une ligne. Oui, la machine pousse la croissance potentielle. C’est écrit noir sur blanc. Ce n’est pas pour demain. C’est maintenant.

Le vieux récit rassurant tient encore la corde. Le progrès libère des bras dans un secteur et les recase ailleurs (Schumpeter). L’agriculture a cédé à l’usine. L’usine au bureau. L’histoire paraît logique. Elle ne l’est plus. Les emplois standardisés qui absorbent les précédents ne se multiplient plus. La révolution numérique ne remplace pas un geste répété par un autre geste répété. Elle avale le geste lui-même. Et elle mord désormais dans les tâches intellectuelles. On nous l’a dit. Il faut s’y préparer de toute urgence. Nous avons préféré l’aveuglement confortable.

Je vois les premiers dégâts. Une promo entière d’étudiants en communication a découvert que l’exercice de veille se fait mieux par un modèle génératif que par des stagiaires épuisés. On a évité la casse en les mettant sur la logistique d’un événement. Une rustine. A l’autre bout de la ville, une médiathèque a remplacé l’aide aux devoirs du mercredi par un chatbot qui répond à tout. Les enfants reviennent moins. Leurs parents pensent que c’est un progrès. Moi pas.

Dans les hôpitaux, les directions annoncent l’arrivée des assistants d’aide au diagnostic. On se réjouit pour la cancérologie. Tant mieux. Mais le mouvement balaie la chaîne entière. Secrétariats médicaux, codage d’actes, planification de blocs. Ce sont des centaines de petites marches sur lesquelles on apprenait un métier. Elles s’effacent une à une. On nous répond que des nouveaux postes naissent. Vrai. Encore faudrait-il accompagner en grand. Former massivement. Nommer les responsabilités. C’est écrit, et depuis des années.

Le plus dur tient à ce que nous n’osons pas regarder en face. Dans beaucoup de secteurs, la course ne se joue plus entre humains. Elle se joue sur l’axe humain et algorithmique. L’avenir ne doit pas être une compétition frontale avec les machines. La survie dépend d’une complémentarité inventée sans tarder. Cela aussi, nous l’avions sous les yeux.

Je mets des noms sur ce renoncement. Côté politique, on lance des plans à la mode sans changer les règles d’arbitrage. La commande publique continue de valoriser les dossiers les plus conformes. Pas les plus audacieux. Les agences régionales attendent des grilles. Les recteurs attendent des circulaires. Le temps passe. Les jeunes, eux, ne patientent pas indéfiniment. Ils entrent sur un marché qui a basculé vers la décision statistique à grande vitesse. Les algorithmes décident déjà des parcours, des priorités, des flux, ... Et nous n’avons ni cadre clair ni garde fou robuste. Il fallait réfléchir à la responsabilité, à l’impact sur le bien être des humains, au statut juridique des modèles. Il fallait le faire tout de suite. C’était écrit.

Côté entreprises, on applaudit la productivité puis on s’étonne du vertige. Comment manager quelqu’un qui se compare à une super machine chaque matin. Qui tranche quand la boîte noire recommande une option rentable mais discutable. Là encore, rien de neuf sous le soleil. Les questions étaient posées noir sur blanc. Nous avons esquivé.

Côté enseignement, c’est le talon d’Achille. L’école évalue à l’ancienne. Elle trie au plus petit commun dénominateur. Elle formate alors qu’il faudrait libérer. Le monde dont on prépare les élèves n’existe déjà plus. Nous avions la feuille de route. Développer la résolution de problèmes complexes, la pensée critique, le jugement, la créativité, l’intelligence émotionnelle. Pas comme un poster dans une salle des profs mais comme une pratique quotidienne. C’était documenté. Nous n’avons pas bougé assez vite.

Alors oui, il y a une fatalité qui rôde. Pas celle de la technique qui écrase tout. Celle de notre paresse. Le monde sera ce que nous fabriquerons. Il faut essayer puis se tromper puis corriger. Nous avons préféré procrastiner.

Qu’est ce que cela donne vu du terrain. Dans une banque de quartier, un conseiller qui gérait mille dossiers voit ses opportunités remontées par un moteur qui lit les mails clients et classe les signaux faibles. Plus d’opportunités, c’est vrai. Mais l’apprentissage du jugement se délite. Le jeune embauché n’a plus le temps de construire sa boussole. On ne lui laisse que l’exécution. Demain, on lui reprochera de ne pas être monté en gamme. C’est d’une ironie triste. On me dira que je noircis le tableau. L’IA ouvre aussi des voies splendides. En médecine, en énergie, dans l’accès aux savoirs. Je ne suis pas technophobe. Ce que je refuse, c’est le mensonge de l’autopilote. Laisser filer sans règles, c’est accepter la société des bulles, des décisions opaques, des injustices qui se reproduisent en silence. Nous avons des principes simples pour rendre des systèmes responsables. Responsabilité explicabilité, exactitude, auditabilité, et justiciabilité. Ils sont sur la table. Les ignorer revient à déléguer notre contrat social à un serveur.

Il faut être honnête. La machine a une obsession. Le zéro défaut. Notre durabilité repose sur autre chose à savoir le droit à l’erreur. La capacité de sortir des lignes et d’explorer des pistes improbables. Sans cela, on s’enferme dans des bulles de consommation, des bulles d’idées, des bulles de vies. Nous devons injecter des écarts, du hasard contrôlé, des chemins de traverse. Oui, même au cœur des systèmes d’IA. C’est une condition de survie. Que faire alors ? D’abord cesser de repousser la discussion à l’infini. Débattre du sens avant les outils. Poser que l’IA n’a pas de conscience et que la nôtre doit servir de gouvernail. Affirmer que la finalité humaine ne se négocie pas. A nous de décider ce que nous voulons construire.

Ensuite passer à l’action sans détours. En politique publique, basculer l’évaluation des projets vers l’impact humain mesurable. Réorienter la dépense formation en continu et au réel. Pas de catalogue figé pour plaire. Des parcours qui mêlent compétences socio émotionnelles et usage lucide des machines. En entreprise, renverser la pyramide. Placer les équipes au centre et la donnée au service. Installer le droit d’alerte sur toute décision automatisée. Publier des audits. Expliquer la part d’incertitude. Récompenser les managers qui cultivent la complémentarité des talents plutôt que le fétichisme du tableau de bord. Les textes de référence ne cessent de rappeler que la différence concurrentielle viendra des ressources humaines et pas des briques logicielles identiques chez tous. Nous l’avons lu. Mettons le en œuvre. A l’école, changer la grammaire du quotidien. On arrête de punir la triche quand un élève s’appuie sur un modèle génératif. On évalue la démarche. On exige la source, l’itération, la critique, ... On apprend à écrire contre la machine autant qu’avec elle. On cultive les compétences qui résistent au copier coller de l’algorithme. Pensée critique. Créativité. Coopération. Empathie. C’est la liste que nous brandissons depuis des années sans jamais la faire vivre. Il est temps de la rendre tangible.

Je ne veux pas d’une première génération sacrifiée. Je refuse ces mots mais les faits s’alignent et ils n’aiment pas nos états d’âme. L’IA sera la technologie déterminante du siècle. Nous sommes au point de bascule. La somme des renoncements minuscules finira en mur si nous ne prenons pas l’habitude d’essayer puis de rectifier à voix haute. Ce n’est pas la technique qui nous trahira mais juste notre manque de courage. Nous n’avons pas de destin écrit. Nous avons des décisions à prendre. Et une première génération à tenir par la main, pas à pousser dans le dos. Rien n’est joué. A condition d’agir maintenant.


Le droit au rebond avant le droit au poste

Discussion audio sur la base de cet article réalisée avec NotebookLM

Voici la vérité nue. L’IA est une doctrine sociale et économique et plus un chantier de R&D. Elle choisit déjà ses gagnants et ses perdants. Accenture donne le la. Former à grande échelle, oui. Écarter vite ceux que l’entreprise juge non requalifiables, oui aussi. Julie Sweet l’a dit sans détour. Sortie accélérée pour les profils que la maison estime incapables d’acquérir les nouvelles compétences. Le plan pèse 865 millions de dollars sur six mois, avec des charges déjà enregistrées et d’autres à venir, selon Reuters. L’objectif affiché est clair : réallouer vers l’IA, l’automatisation et la formation. Et au passage, enfin tenir une promesse à leurs clients qui n’attendent plus des slides, mais des systèmes qui tournent. Les chiffres suivent. Les commandes liées à l’IA montent, les cursus internes s’alignent, jusqu’aux parcours conçus avec Stanford pour la vague agentique. Apprendre à concevoir des agents. Presque toute la maison sur le pont. Un pari total loin d’être gagné car leur proposition de valeur est accessible partout et moins cher sans barrière à l’entrée !

Le mouvement ne s’arrête pas au conseil. Duolingo a décidé d’en finir avec une large partie de ses sous traitants quand une IA peut faire le job avant de se tourner certainement vers ses employés. L’entreprise se déclare AI first. Les cours apparaissent à un rythme que nulle équipe humaine n’aurait tenu. La direction l’écrit noir sur blanc : “Nous allons cesser progressivement d’utiliser des contractants pour les tâches que l’IA sait exécuter”. L’onde de choc dépasse l’EdTech. Elle installe une norme mentale. Ce qui peut être fait par un modèle le sera, tôt ou tard. Chez Shopify, Tobi Lütke a mis la barre au même endroit. Aucun recrutement si l’IA peut faire. D’abord démontrer que la machine n’est pas apte. Ensuite seulement on peut valider un poste. Le message a circulé partout et a gelé bien des velléités d’embauche. Il a surtout changé la grammaire du travail. On ne remplit plus une fiche de poste mais une preuve d’impossibilité pour l’IA. C’est une inversion symbolique. Et elle comptera de plus en plus.

Salesforce raconte une histoire plus ambivalente. Dans le support, la firme a coupé profondément et déployé des agents d’IA. Les postes humains reculent, la productivité grimpe, la direction se félicite de l’arbitrage. Dans le même temps, Marc Benioff répète que la vente reste un sport d’humains et affirme embaucher massivement des commerciaux. Deux phrases vraies. Un même monde qui bifurque. La relation marchande garde une part de peau, de voix, de regard, … pour l’instant. Le back office, lui, devient un terrain d’algorithmes. Cette tension fondatrice va durer.

Alors que faire ? D’abord cesser de se raconter des histoires. L’IA ne vole pas les emplois comme un cambrioleur dans la nuit. Tout est écrit depuis longtemps (Pour l’anecdote, j’en parlais dans mon livre de 2017 “Mon Directeur Marketing sera un algorithme”). Elle redessine le plan des métiers. Elle creuse des fossés puis elle bâtit des ponts ailleurs. Le message implicite est simple. Le futur salarié devient un compositeur d’orchestres d’IA. Celui qui se contente d’exécuter voit son périmètre se réduire comme une peau de chagrin.

Utiliser l’IA pour faire ce que vous savez faire n’a pas de valeur, l’enjeu est de créer de nouvelles capacités ! Ne penser qu’à 3 ans” sont deux phases que j’utilise pour expliquer les enjeux de la transformation du fait de l’IA

Ensuite regarder les faits sans lunettes roses. Quand Duolingo remplace des équipes entières de préparation de contenus par des modèles, ce ne sont pas des économies abstraites. Ce sont des trajectoires de vie qui basculent. Quand Shopify exige la preuve que l’IA ne sait pas faire, le centre de gravité se déplace vers l’expérimentation et la mesure. Et quand Salesforce automatise le support tout en recrutant des vendeurs, nous voyons apparaître un monde à deux vitesses. Une avant scène très humaine. Une coulisse ultra automatisée.

Nous devons protéger le droit au rebond plutôt que le droit au poste. La bonne question n’est plus faut-il sauver chaque emploi. La bonne question devient comment garantir à chacun un passage réel d’un métier condamné vers un métier d’augmentation. Pas un vœu pieux. Un contrat social précis. Des heures de formation en situation. Des badges de compétences qui valent sur le marché. Des incitations fiscales pour les entreprises qui rouvrent des portes au lieu de se contenter d’en fermer. L’Europe peut le faire. La France aussi. Nous avons du savoir-faire en matière d’alternance et de certifications. Il faut l’adapter au siècle. Vite.

Je propose trois lignes d’action.

Première ligne. Un passeport de conversion pour tout salarié exposé à l’automatisation. Durée limitée, financement partagé, objectifs concrets.

Deuxième ligne. Une obligation de transparence des employeurs sur la part d’IA dans leurs processus. Pas pour stigmatiser. Pour éclairer les choix de carrière.

Troisième ligne. Un dividende de compétence pour les territoires. Chaque euro gagné via des gains de productivité doit déclencher une mise en commun locale qui finance des ateliers de prototypage, des fab labs, des écoles de code sans barrière d’entrée, ...

On ne négocie pas l’avenir à huis clos. On l’essaie, on le fabrique, on l’apprend.

On va objecter que ce discours sonne idéal et que la réalité reste dure. Justement. L’IA n’est pas un destin. C’est un miroir de nos intentions. Tout ce que l’on peut confier à un agent, on le confiera. Tout ce qui exige sens, confiance, jugement, on le hissera. Si nous oublions ce tri, nous construirons un monde efficace et vide. Si nous l’assumons, nous ouvrirons une Renaissance augmentée avant la révolution de la répartition de la valeur créée et de la fin de la taxation du travail qui n’aura bientôt plus aucun sens.


La main d’œuvre artificielle entre dans l’entreprise

Discussion audio sur la base de cet article réalisée avec NotebookLM

Ils arrivent sans badge, sans cantine et non pas de comité d’entreprise. Ils n’ont pas de week-end ni d’insomnie. Pourtant ils apprennent, négocient, consomment des ressources, contribuent aux résultats et bousculent nos contrats sociaux. Les agents d’IA forment déjà une main d’œuvre en devenir. Dire cela ne relève plus de la science-fiction. C’est simplement regarder la transformation à hauteur d’organisation, là où se jouent les embauches, les délais clients, la trésorerie et les arbitrages moraux.

Le débat public trébuche souvent sur une fausse question. Les machines vont-elles voler nos emplois. Mauvaise focale. La bonne question se formule autrement. Quel statut, quelles obligations et quels droits donnons-nous à ces entités opérantes qui agissent au nom d’entreprises et de citoyens ? Les agents ne sont pas humanoïdes. Ce sont des systèmes capables de percevoir un contexte, de prendre une consigne, de composer un plan, d’exécuter des actions en chaîne et de rendre des comptes. Leur productivité dépasse déjà parfois celle d’un junior. Leur vigilance ne baisse pas après dix-sept heures. Leur imagination reste bornée pour l’instant par le périmètre qu’on leur assigne. Ils ne volent pas le travail. Ils redessinent ce que travailler veut dire.

Il faut dire clairement les choses. Ce déplacement ne se résume pas à quelques outils plus futés. Nous changeons d’échelle. Dans un grand assureur, un agent multimodal lit cent sinistres la minute, recoupe les déclarations avec les photos du constat et propose un montant. Dans une PME industrielle, un autre agent surveille l’état des machines, déclenche l’approvisionnement de pièces et discute des créneaux avec les transporteurs. Un troisième orchestre la messagerie, filtre les demandes absurdes, repartit les urgences et synthétise la journée. Ce ne sont pas des prouesses de laboratoire. Ce sont des gestes ordinaires désormais externalisés vers une main d’œuvre logicielle.

Pour autant, la tentation de reconduire nos vieux réflexes demeure. Tout automatiser sans mesure ou tout interdire par peur. Deux impasses. La première fabrique de l’aliénation numérique. La seconde installe le déclassement économique. Entre les deux se trouve la voie exigeante que j’appelle une symbiose gouvernée. On y pose une question simple. Que doit faire un agent, que doit faire un humain, et quelle est la zone de chevauchement où l’un assiste l’autre sans effacer sa responsabilité. Cette répartition ne se règle pas à coups de slogans. Elle exige des règles lisibles, des garde-fous techniques, des audits réguliers et surtout un imaginaire commun qui valorise l’erreur féconde autant que la performance. Ne pas opposer mais relier pour agir.

Le risque majeur ne se niche pas dans la puissance brute des modèles. Il se loge dans la concentration du pouvoir. Qui possède l’infrastructure, les données, les modèles, la chaîne de décision, … ? Qui garde la clef du sens ? Une société qui délègue sans gouverner se condamne à l’hétéronomie. Une société qui gouverne sans comprendre se condamne à la paralysie. Nous devons donc réécrire le contrat de travail à l’ère des agents pour encadrer les effets de son action sur la collectivité. Trois chantiers me semblent prioritaires :

  • La traçabilité des décisions et l’assignation claire des responsabilités. Un agent qui refuse un prêt ou qui propose une chimiothérapie agit dans un continuum d’intentions humaines. Il doit exister un fil d’Ariane précis qui relie le résultat à ses données d’entraînement, à ses politiques internes et à l’équipe qui l’a configuré. On pourra contester une décision, la corriger, apprendre de l’écart. L’erreur devient une chance.

  • La comptabilité élargie. Un agent consomme du calcul, des kilowattheures, des données. Il produit de l’exactitude, du temps libéré, des risques nouveaux. Dans notre langage économique, ce bilan n’existe pas encore. Nous savons compter les heures d’un intérimaire. Nous peinons à évaluer le coût total d’un réseau neuronal déployé sur un parc de serveurs. Il est temps d’un inventaire honnête pas pour freiner l’adoption mais pour décider en adultes.

  • La complémentarité éducative. Former des opérateurs d’agents, des designers de processus et des éthiciens de plateau technique. Apprendre à dialoguer avec une main d’œuvre logicielle qui n’a ni intuition ni pudeur. Valoriser la négociation, la curiosité, la capacité à poser des problèmes et non pas seulement à les résoudre. L’école, l’université et l’entreprise doivent converger. Ce qui résiste à l’automatisation gagne en valeur. La capacité d’interpréter, d’imaginer, de relier, de douter., … Voilà le cœur vivant du travail.

Certains diront que tout cela ressemble à un luxe de pays riches. A San Francisco, dites-vous, on remplace des salaires extravagants. En Europe, on protège des emplois fragiles. Cet argument rate l’essentiel. Les agents ne connaissent pas les frontières. Leur déploiement suit les chaînes logistiques, les écosystèmes logiciels et les plateformes d’infrastructure. La seule alternative réaliste consiste à fabriquer notre propre manière de les accueillir. Un artisan peut confier ses relances clients à un agent conversationnel francophone. Un hôpital peut déléguer la pré-lecture des imageries à un agent spécialisé tout en scellant la décision finale chez le radiologue. Une ville moyenne peut confier l’instruction des permis simples à une cellule d’agents et consacrer ses urbanistes aux cas complexes. Ce sont des décisions politiques et managériales.

Dans ce mouvement, l’Europe peut jouer sa partition. Nous avons l’obsession du cadre et la culture de la délibération. Des atouts indéniables quand ils ne virent pas à l’atermoiement. Plutôt que d’empiler des règles, ouvrons des espaces d’expérimentation encadrés. Donnons une sécurité juridique à celles et ceux qui veulent tester un agent dans une fonction sensible avec audit, journalisation, clause de retrait et comité citoyen. Récompensons les organisations qui publient leurs protocoles, partagent des modèles ouverts et outillent la vérification. Défendons les communs numériques. Exigeons la sobriété énergétique. Refusons la dépendance aux boîtes noires lointaines. L’éthique devient opérationnelle quand elle rencontre la preuve. Reste la question symbolique. Ces travailleurs sans corps méritent-ils un siège à la table ? Non. Un agent ne ressent pas, ne vote pas, ne doute pas, ... Il exécute avec brio ce que nous décidons. Le siège doit rester humain. En revanche, le dispositif institutionnel doit reconnaître que la production se fait désormais à plusieurs et il faut en tirer toutes les conséquences. Il faut donc concevoir la gouvernance comme une chorégraphie. Dirigeants, équipes, syndicats, régulateurs, agents. Chacun sa place. Chacun sa redevabilité. Le mot clé est orchestration.

Je propose une boussole simple. Tout agent déployé dans une activité critique doit respecter quatre principes. Explicabilité pour les personnes concernées sans jargon. Réversibilité en cas de dérive ou de panne. Contre-pouvoir humain avec droit de veto motivé. Contribution au bien commun par la documentation et le partage de méthodes non sensibles. Ce carré éthique ne tue pas l’élan. Il lui donne une colonne vertébrale.

On me dira que je surestime l’IA. Je regarde la courbe. Les perroquets d’hier apprennent déjà à planifier, à négocier et à coordonner. Les robots physiques sortent des labos et entrent dans les entrepôts. Les taxis autonomes sillonnent des quartiers entiers. Nous avons quitté la saison des démos pour celle des conséquences. La démocratie technologique commence dans l’atelier et pas dans les plateaux télé. Elle commence quand une direction accepte qu’un agent prenne une part du planning, mais rend des comptes. Elle commence quand un collecteur d’impôts sait auditer un pipeline de modèles. Elle commence quand un citoyen comprend la logique d’une décision algorithmique qui le concerne.

Enfin et surtout, souvenons-nous de ce qui fait notre supériorité irréductible. La faculté de changer les règles du jeu. Une machine excelle dans le cadre. L’humain excelle quand il redessine le cadre. C’est à nous d’affirmer ce que nous voulons augmenter. La paresse intellectuelle ou la dignité au travail. La vitesse pour elle-même ou la justesse des résultats. La rentabilité aveugle ou l’abondance soutenable. L’intelligence du futur ne sera pas artificielle contre humaine. Elle sera hybride, gouvernée, responsable. Elle sera la preuve qu’un pays peut gagner en puissance sans perdre son âme. Elle sera notre miroir et notre chantier.


Quand les marchés misent sur des algorithmes et se réfugient dans l’or

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Le Nasdaq concentre toutes les passions. L’indice vedette a gagné 31% en six mois. Son dernier record date du 8 octobre 2025. On paie près de 38 fois les bénéfices attendus sur douze mois. Le S&P tourne autour de 28%. La moyenne historique flirte avec 15%. L’écart parle de lui-même.

Reste un nœud plus subtil. L’écosystème IA se replie sur lui-même. Participations croisées. Contrats gigantesques qui ressemblent de plus en plus à de la consanguinité. L’exemple tape à l’œil. Oracle prend plus de 30% après l’annonce d’un accord à 300 milliards de dollars avec OpenAI pour construire des capacités de calcul. Le chantier commencerait dans trois ans et s’étalerait sur trois ans. Les flux sont hypothétiques et lointains. La réaction est immédiate. Voilà qui interroge.

Rien n’impose une correction demain matin. Pourtant le marché demandera tôt ou tard son juge de paix mais les fabricants d’infrastructure ne risquent rien !

Parlons de l’autre record. L’or tutoie plus de 4 100 dollars l’once. L’argent signe un plus haut de plus de quarante ans. Le bitcoin avance de 80 pour cent sur un an. Aucune promesse de profits industriels ici. Il s’agit d’achats de banques centrales et une méfiance qui grandit face aux déficits budgétaires des pays développés. Quand les déficits enflent et poussent l’inflation demain les investisseurs cherchent des actifs à offre limitée. L’or coche la case. Les cryptos aussi malgré leur versatilité. Le mouvement monétaire ajoute du carburant. Les cycles de baisse de taux repris par la Fed et la BCE injectent de la liquidité. Cette marée alimente les actifs qui protègent contre la dévalorisation des monnaies. Les pros parlent de debasement trade. Derrière le jargon une intuition simple. Quand la valeur de l’unité de compte se dilue on se réfugie dans ce qui ne se multiplie pas au claquement de doigts.

L’or ne rapporte rien, il rassure. Il témoigne d’une époque où la confiance reposait sur le tangible, pas sur la promesse d’un code. Le fait qu’il brille de nouveau au milieu de la frénésie technologique n’est pas anodin : il incarne le besoin d’ancrage dans un monde où la valeur devient narrative. Ainsi se dessine une métaphore plus vaste : le numérique comme moteur, l’or comme boussole et entre les deux, une humanité qui tâtonne, fascinée par la puissance de ses algorithmes mais inquiète de leur logique propre.


La Chine accélère, l’Occident s’inquiète et l’IA tranche

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La planète se passionne pour un duel qui n’a rien d’un film. D’un côté, les Etats-Unis qui tiennent les clés de la machine moderne, du design logiciel jusqu’aux puces. De l’autre, la Chine qui a décidé d’accélérer malgré les murs. Le récit dominant parle de retard, d’embargo, de sanctions. Le récit souterrain, lui, parle d’ingénierie rusée, d’invention frugale, de volontarisme politique qui serre les dents. Entre les deux, nos imaginaires. Nous voyons un concours de puissance. Je vois surtout une expérience à ciel ouvert sur la manière dont une société décide d’habiter son futur.

L’effet DeepSeek a allumé la mèche. Un modèle qui s’invite au coude à coude avec les standards américains, un coût plus bas, une diffusion ouverte, voilà ce qui met le feu aux poudres. Le coup de théâtre raconte un arbitrage différent, presque une philosophie. Moins d’obsession pour la puissance brute, davantage d’architecture modulaire. Le mélange d’experts divise le travail, segmente la décision, économise de la chauffe et du capital. Cette sobriété calculée n’a rien d’un renoncement. Elle ressemble à ces cyclistes qui grimpent un col en danseuse, sans musique dans les oreilles, mais avec la science du rythme. La force n’est pas où l’on croit. Elle s’organise.

Le marché boursier adore les récits. Il récompense Cambricon, encense les plans massifs d’Alibaba, applaudit chaque annonce de souveraineté technique. Les trépidations des courbes masquent pourtant l’essentiel. Une nation ne se transforme pas par effets d’annonce. Elle se transforme par accumulation de micro décisions. Un maire de district impose l’usage quotidien d’un agent conversationnel. Un atelier de prêt-à-porter utilise un générateur d’idées à la chaîne pour réinventer trois fois par semaine ses patrons. Un port logistique reconfigure ses flux avec des apprentissages continus, minute par minute, quai par quai. La Chine le sait, la finesse de gravure reste son talon d’Achille. Sans machines EUV, la course au nanomètre ressemble à une finale courue avec des chaussures d’emprunt. Le multi patterning sert de béquille. Il ruse. Il tient, mais il coûte en temps, en précision et en maintenance. Alors l’ingéniosité cherche la lumière au sens propre, des lasers pour recréer un soleil miniature, une vapeur de métal pour mimer l’ultraviolet extrême. Parfois la science ressemble à de l’alchimie. L’histoire des technologies corrige les impossibles avec de la patience et du doute méthodique.

Pour autant, limiter la bataille à l’épaisseur des circuits revient à regarder le doigt qui montre la lune. La matière première de cette course, ce sont les données, les usages et la mise en scène du quotidien. Un pays de plus d’un milliard d’habitants qui vit connecté crée une grammaire comportementale riche, parfois envahissante mais toujours exploitable. La logique d’intégration verticale permet des déploiements grandeur nature. Des taxis autonomes sillonnent des zones élargies. Des centres urbains testent des classes entières d’agents dans la santé, la sécurité, la logistique, ... Nous, observateurs, fixons la ligne de production des puces. Eux, stratèges, fixent la ligne de production des habitudes.

Il y a un prix caché. La dette énergétique de l’IA grimpe, la pression sur le vivant s’alourdit, l’extraction des métaux critique les territoires et les consciences. Quand la performance grignote les limites planétaires, le futur devient un champ d’équations morales. Ce paradoxe ne concerne pas la Chine seule. Il nous regarde dans le miroir. Toute ambition de rattrapage ou de domination repose sur des ressources finies et des infrastructures fragiles. Nous ferions bien de tenir ce cahier des charges au cœur du plan. Sinon, nous construirons des cathédrales de silicium sur des marécages.

Reste la question de la vérité. Les agents avancent, persuadent, réécrivent, amplifient et brouillent les frontières entre le vrai opératoire et le vrai moral. Nous vivons déjà dans une salle des glaces. Les contenus synthétiques se multiplient, nos traces numériques servent de tuteurs à des plantes grimpantes qui finissent par recouvrir la façade. Une société qui délègue ses critères de vérité aux systèmes probabilistes se fabrique une dépendance intime. Elle s’endort sur un oreiller de confort cognitif. Le réveil coûte cher. La puissance ne se mesure en immunité épistémique. Qui garde encore le goût de vérifier, de contredire, de recommencer depuis la source ? Qui sait poser une limite à la séduction du résultat immédiat ?

On vante la souveraineté. On oublie la souveraineté intérieure. Quand une nation apprend à ses cadres à manier un agent conversant avant même d’apprendre à déconstruire ses biais, elle gagne en productivité apparente et perd en caractère. Je ne propose pas d’éteindre les moteurs. Je propose de former des pilotes. La différence est immense. Une éducation qui remet au centre le raisonnement, l’esprit d’enquête, l’écriture qui pense en marchant, devient une infrastructure aussi stratégique que n’importe quelle fonderie. Une entreprise qui valorise l’erreur utile plutôt que l’image impeccable gagne un avantage dont les slides ne parlent pas. Il est temps de replacer l’intelligence humaine comme système d’exploitation de la machine et non comme simple interface polie.

Dans ce duel sino américain, chacun avance avec ses angles morts. Washington protège Nvidia et verrouille les valves. Pékin donne la réplique en retirant la commande des puces bridées et en multipliant les paris locaux. Les deux camps savent que la maîtrise complète de la chaîne relève de l’utopie. L’interdépendance persiste. Les fournisseurs hollandais, les fonderies taiwanaises, les assembleurs coréens, les clouds américains, les plateformes chinoises. La carte ressemble à un patchwork serré. La tentation du découplage fait beaucoup de bruit. La réalité fait un bruit plus sourd. Les chaînes s’étirent sans se rompre. Elles grincent.

Il faut aussi regarder en face la tentation de la digitalocratie. Quand l’algorithme régule les déplacements, hiérarchise les crédits, conseille les juges, recommande les carrières, …, la vie bascule sous une cloche silencieuse. Rien de spectaculaire. Une pente douce. On se découvre un jour parfaitement assisté et presque étranger à ses propres préférences. Cela n’arrive pas parce qu’une dictature du code s’abat mais tout simplement parce qu’une paresse s’installe. Pour contrer cette pente, il existe un antidote assez simple. Donner des droits aux citoyens sur les modèles qui les affectent, droits d’audit, d’explication, d’opposition, d’expérimentation locale. L’AI Act européen ouvre des brèches. Amplifions-les. Ne visons pas l’angélisme. Viser l’équité suffit.

La Chine mise large, finance ses champions, copie quand il faut, invente quand elle peut, fédère des énergies entrepreneuriales qui ne demandent qu’un espace pour grandir. Les Etats-Unis continuent d’aimanter les talents, d’agréger les capitaux, d’imposer standards et récits. L’Europe, souvent, se place au balcon, commente, régule, hésite. Je trouve cette posture confortable et perdante. Nous savons penser la nuance, la responsabilité, le commun. Nous avons des laboratoires brillants, des industriels robustes, des collectivités curieuses. Ce qui manque, c’est un pacte d’audace. Un pacte qui accepte le risque, encadre les effets, partage la valeur. Un pacte où l’on cesse d’acheter de la vision en consulting pour bâtir des ateliers d’IA dans chaque filière, au contact de la matière et des gens.

Enfin et surtout, cessons de confondre vitesse et précipitation. L’adversaire, ce n’est pas la Chine. Ce n’est pas l’Amérique. L’adversaire, c’est notre inclination à déléguer le sens au plus rapide, au plus brillant, au plus confortable. La course aux puces raconte un mouvement irréversible. La course au sens doit suivre, sinon nous perdrons même en gagnant. Je ne veux pas d’un monde où les machines s’occupent de nous mieux que nous ne nous occupons de nous mêmes. Je veux un monde où elles augmentent notre capacité à choisir, pas à subir.

Alors, que faire dès demain matin. Trois gestes simples, mais exigeants. D’abord, publier les cartes d’empreinte énergétique des systèmes au même titre que leurs benchmarks de performance, pour que chaque décision technique rencontre la réalité physique. Ensuite, ouvrir des bourses publiques dédiées aux modèles de niche, des modèles courts, sobres, spécialisés, qui répondent à des besoins ancrés dans les territoires, santé primaire, artisanat, justice de proximité. Enfin, instaurer dans les organisations un rituel de vérification, une heure par semaine où l’on reconstruit un résultat sans la machine pour tester notre autonomie intellectuelle. C’est de l’hygiène.

La Chine rattrape. Les Etats-Unis verrouillent. Les investisseurs exultent. Les ingénieurs bricolent. Les politiques dramatisent. Pendant ce temps, vous et moi avons un pouvoir modeste et décisif. Refuser l’anesthésie. Choisir la lucidité joyeuse. Réapprendre la main. L’IA n’est ni une armée ennemie ni une baguette magique. Elle devient ce que nous aimons en faire, une extension de nos élans ou de nos renoncements. Le temps presse, certes, mais rien n’est écrit. Il est urgent de composer un futur où la machine propulse et l’humain gouverne. La victoire portera un autre nom. Elle s’appellera dignité !


Bonnes métamorphoses et à la semaine prochaine.

Stéphane

Métamorphoses

Par Stéphane Amarsy

Stéphane est un entrepreneur visionnaire et un pionnier dans l'intersection de l'intelligence artificielle et de la transformation organisationnelle / sociétale. Fondateur de The Next Mind, il est guidé par une philosophie simple, mais percutante : "Mieux vaut s'occuper du changement avant qu'il ne s'occupe de vous !"

Sa trajectoire professionnelle, marquée par la création d'Inbox, devenue plus tard D-AIM en changeant complétement de business model, des levées de fonds, la fusion avec Splio, et l'élaboration du concept disruptif d'Individuation Marketing, sert de fondation solide à sa nouvelle entreprise. The Next Mind est le fruit de décennies d'expérience dans l'accompagnement de plus de 400 entreprises à travers plus de 30 pays dans leur transformation digitale / data / IA et organisationnelle.

Auteur du livre ​​"Mon Directeur Marketing sera un algorithme"​​, qui est une description de la société qu'il a projetée en 2017, auteurs de nombreuses tribunes, conférencier et intervenant dans plusieurs universités et écoles, il ne se contente pas de prêcher la transformation, il l'incarne. Chaque expérience proposée par Stéphane est inspirée entre autres par son vécu d'entrepreneur. Il pousse à affronter les réalités d'un monde en perpétuels changements. Stéphane est convaincu que la prise de conscience n'est que la première étape ; ce qui compte vraiment, c'est la capacité à agir et à s'adapter.

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