#102 Il vaut mieux s'occuper du changement avant qu'il s'occupe de vous !

Privatise-t-on la connaissance comme on tente de le faire avec le vivant ? A quoi bon encore écrire pour des humains ?

Métamorphoses
14 min ⋅ 09/09/2025

Bonjour à toutes et tous,

Dans cette newsletter, vous trouverez deux articles certes longs mais avec l’intention de m’être en perspective nos futurs :

  • Privatise-t-on la connaissance comme on tente de le faire avec le vivant ?

  • A quoi bon encore écrire pour des humains ?

Bonne lecture.


Pour célébrer la rentrée, vous disposez de 20 € de réduction à partir de 50 € d’achat sur mon site avec le code 20 !

Pour commander, il suffit de cliquer ! ou sur vos sites ou librairies préférés.


Privatise-t-on la connaissance comme on tente de le faire avec le vivant ?

Le grain et le bit se répondent. On le voit partout : dans une parcelle de maïs où la semence doit sa vigueur à un brevet et dans une application qui prédit notre trajet avec une assurance d’oracle. Les algorithmes délivrent de l’efficacité et de la curiosité en quantité industrielle. Ils déplacent aussi les rapports de force et je l’avoue, j’aime leur côté couteau suisse tout en redoutant leur façon d’installer un péage invisible au milieu du chemin. Des garde-fous s’imposent. Pas l’apparence de la transparence mais la responsabilité qui engage et qui répare. Les promesses techniques ne valent rien sans celui qui répond de leurs effets. Je n’invente rien. Des chercheurs l’ont répété encore et encore. La clarté du code ne suffit pas. Il faut des comptes rendus et des comptes à rendre. Les cinq mots qui devraient servir de boussole sont Responsabilité, Explicabilité, Exactitude, Auditabilité et Justiciabilité. Ils résument un devoir de lucidité et un droit de regard sur la machine qui trie nos vies.

Deux grandes portes se sont refermées pendant que nous regardions ailleurs. La première sur le vivant (gènes, semences, séquences numériques, …) et la seconde sur la connaissance (données, modèles, codes, …). À chaque fois le même mouvement à savoir une appropriation privée. Notre époque adore ces clôtures. Elles promettent de la vitesse et du confort. Elles installent, mine de rien, un centre et une périphérie. Mon fil rouge tient en une formule lapidaire : le vivant devient code et le code devient capital. Petit clin d’œil au passage : données n’est pas le pluriel de dons. Un fichier n’a pas de cœur qui bat donc à nous de ne pas le lui confier.

La bascule commence officiellement à Genève et à Washington mais impacte le semeur dans la vallée voisine. Les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce ont élargi, par défaut, le périmètre brevetable. La modulation est de mise : certains admettent le brevet sur des micro organismes modifiés quand d’autres s’arrêtent aux procédés. Depuis Chakrabarty, un microbe façonné par la main humaine entre dans le champ du brevet. La nature brute reste hors d’atteinte pour l’instant. La nature modifiée a par contre un propriétaire.

Le biologiste Ananda Mohan Chakrabarty, alors employé de General Electric, modifia une bactérie pseudomonas afin de lui permettre de métaboliser du pétrole, ayant comme idée de l'utiliser contre les marées noires. La demande de brevet de General Electric, déposée en 1972, fut rejetée par le Board of Patent Appeals and Interferences, chargé des contentieux pour le United States Patent and Trademark Office. Le panel déclara en effet que le vivant n'était pas brevetable. Néanmoins, la United States Court of Customs and Patent Appeals (en) lui donna raison en appel. Le commissaire des brevets, Sidney A. Diamond, porta alors l'affaire devant la Cour suprême. À 5 voix contre 4, la Cour suprême donna raison à Chakrabarty le 16 juin 1980 et autorisa le brevet sous le titre 35 du Code des États-Unis, consacré aux brevets, §101, issu du Patent Act de 1952.

Viennent ensuite les droits des obtenteurs. UPOV (La Convention a été adoptée à Paris en 1961, et celle-ci a été révisée en 1972, 1978 et 1991. La mission de l'UPOV est de mettre en place et promouvoir un système efficace de protection des variétés végétales afin d'encourager l'obtention de variétés dans l'intérêt de tous) version 91 a réécrit la vie quotidienne des champs. Elle protège la variété et réduit le privilège de ressemis. L’agriculteur qui veut garder sa récolte pour une nouvelle saison négocie désormais avec un texte qui lui répond par articles et par alinéas. Deux verdicts ont marqué les esprits : Schmeiser au Canada et Bowman aux États Unis. L’auto réplication d’une semence protégée ne vide pas le droit du titulaire. L’épuisement ne s’applique pas au vivant qui se duplique tout seul. Puis la décennie suivante pose un frein du côté des gènes humains. L’arrêt Myriad (U.S. Supreme Court, 13 juin 2013) décide qu’une séquence d’ADN isolée telle qu’elle existe dans la nature n’est pas brevetable. En revanche, l’ADNc (cDNA) synthétique créé en labo, non naturellement présent, peut l’être s’il remplit certains critères. Il suffirait donc de remplacer la nature “naturelle” par la “synthétique” pour devenir propriétaire du vivant.

Puis les informations de séquence numérique surgissent. Elles traversent les frontières, s’échangent en un clic et alimentent la biologie de synthèse. Les États négocient un mécanisme de partage des bénéfices. Une caisse commune pour un monde sans frontières naturelles. On pourrait croire l’idée naïve alors qu’en réalité elle ressemble plutôt à un antidote contre la tragédie annoncée des biomes pillés.

L’autre porte se referme sans grincer. Elle s’appelle plateforme, Gatekeeper, Cloud, Modèle de base, .... Dans l’Union, quelques noms reçoivent la qualité d’accès incontournable : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance, Meta, Microsoft, ... Les règlements s’empilent pour essayer de maintenir des ouvertures. On parle interopérabilité, portabilité ou droit de brancher et de débrancher ses données. La donnée n’a pas de propriétaire au sens strict. Elle se régit par l’accès, l’usage et les contrats. Cela paraît technique mais ce n’est que le dessin de la géographie de notre savoir. En caricaturant à peine, trois nuages géants tiennent l’infrastructure du raisonnement contemporain. Un institut de recherche en province achète de la puissance de calcul comme on loue une moissonneuse le temps de la récolte. Les choix d’architectures deviennent des dépendances. Le péage s’installe sur la route qui mène à la bibliothèque.

L’IA Act européen fait un pas de côté. Il catégorise les risques, impose des devoirs et réclame des documents. Il ne confisque pas les modèles mais tente de les encadrer. Dans le même temps, les artistes, les journaux, les banques d’images lancent des actions. Que vaut un entraînement sans licence. Où finit le droit d’auteur. Où commence le fair use. Les juges dessinent par petits traits un paysage nouveau. En coulisses, les éditeurs de modèles jouent sur tous les tableaux. Poids ouverts et poids fermés. Licences communautaires et licences permissives. L’argumentaire parle d’écosystèmes et de responsabilité. Le résultat ressemble à une cartographie des enclosures du savoir.

La concentration en amont des semences s’est accentuée depuis le mariage de Bayer et Monsanto en 2018. Côté savoir numérique, la part des hyperscalers dans le cloud montre une pente similaire. Infrastructure et sélection. Même esprit de verticalisation. Un fermier vous dirait que l’outil décide souvent de la culture.

Revenons aux champs. Imaginez une plaine de la Beauce au sortir de l’hiver. Des sacs étanches arrivent chez un agriculteur qui travaille depuis vingt ans sur une rotation colza blé pois. La clause de licence l’oblige à racheter pour la saison suivante. Il a tenté le ressemis. Un contrôle a révélé des traits protégés. L’affaire s’est close sans tribunal mais la leçon est restée. Il ne choisit plus une variété pour sa seule adaptation au sol. Il regarde les conditions d’usage, la compatibilité avec des intrants et la politique de visite. Sa dépendance ressemble à une ficelle qui serre un peu plus chaque année. Dans son village, une poignée de collègues s’essaient à des semences paysannes résistantes à la sécheresse. Ils tiennent une réunion dans une salle des fêtes. On y parle de rendements approximatifs, de météo capricieuse, de voisins qui regardent bizarrement. Le droit circule jusque là. Chacun en a une version.

Dans un bureau mal chauffé de Cambridge à la fin des années quatre-vingt dix, on colle au mur une règle simple. Toute séquence du génome humain sortie d’un séquenceur va sur un serveur public dans les vingt quatre heures. C’est un accord connu sous le nom de Les Principes des Bermudes où une poignée d’institutions font de la générosité un protocole technique. L’histoire connaît évidemment la tentation symétrique. Une entreprise propose un abonnement à la carte pour recevoir de la génomique comme on reçoit des séries. L’épisode se referme mais la morale reste vive. L’ouverture scientifique ne tombe pas du ciel. Elle s’écrit dans des ententes concrètes et des serveurs qui ne dorment jamais. Des années plus tard l’UNESCO réaffirme l’idée de science ouverte. Les principes FAIR donnent un air de méthode à ce désir de circulation : trouvables, accessibles, interopérables et réutilisables.

Ceux qui fabriquent les modèles géants regardent désormais la culture comme un gisement. Les journaux et les photographes répondent par des procédures. Le débat tranche des questions vicieuses. L’entraînement est-il une lecture à grande échelle ou un prélèvement. Un calcul ou une appropriation. Les positions se durcissent puis se contredisent. Pendant ce temps un studio de design à Barcelone adopte une autre trajectoire. Il utilise un modèle à poids ouverts formé sur des images libres. Les créatifs notent les sources, publient les jeux de données et offrent des gabarits pour reconstituer l’expérience. Leur clientèle comprend. Ils gagnent du temps tout en gardant une ligne claire. Une chose devenue rare.

Data is the new oil est bien trop souvent répété et ne considère que l’aspect financier. Je préfère une autre comparaison. La donnée ressemble à une eau de source que nous canalisons à grands frais. Elle rafraîchit et érode aussi les berges si l’on oublie les seuils.

Dans le vivant, quelques traits dominent. Le gène de résistance à un parasite met en selle une poignée de variétés qui écrasent les autres. Dans la connaissance, quelques plateformes attirent les données, les modèles et la puissance de calcul. L’investissement initial ressemble à un puits. On aligne une chaîne complète. Semences +intrants +conseil. Ou bien données + API + puces + cloud. Impossible de s’en sortir une fois plongé dedans. La dépendance n’est pas un choix du jour. C’est une habitude. Au fond, le vivant se démultiplie tout seul et la question de l’épuisement des droits devient singulière. La connaissance se copie au coût marginal proche de zéro. Elle reste pourtant tenue par des contrats que peu de gens lisent jusqu’au bout. Le vivant s’attache à des lieux. Les règles d’accès aux ressources biologiques et au partage des avantages s’appuient sur des territoires. La donnée ne connaît pas ces attaches. Elle circule au rythme des câbles sous marins et des datacenters qui ronronnent la nuit. Les mêmes préoccupations reviennent. Souveraineté. Justice d’accès. Rémunération des apports. Les outils pour y répondre diffèrent et ce n’est pas un détail.

Une bonne nouvelle se dessine malgré la brume. Le mécanisme pour partager les bénéfices des séquences numériques prend forme. L’ambition ressemble à une caisse commune mondiale. En plus de l’Europe, les communautés avancent aussi. Wikipédia continue sa patiente moisson. OpenStreetMap redessine chaque jour le visage des villes. Les dépôts de code font circuler les briques de base du logiciel contemporain. La conversation sur les poids ouverts prend de l’ampleur. Elle intègre la responsabilité et l’audit. Je m’y retrouve. Je préfère les communs outillés à la révérence aveugle pour les caves fermées. Le libre doit être une discipline et non pas un étendard sans profondeur.

Passons à la prospective en jouant sur différentes dimensions : régulation et coopération, modèles économiques fondés sur l’accès ou sur la propriété, souverainetés bio et data, commun et capacité locale.

Horizon à cinq ans. le compromis opérationnel

En deux mille trente, un mécanisme opérationnel gère les séquences numériques. Des secteurs entiers y contribuent. Les premiers reversements arrivent dans des fonds locaux. Il s’agit plus d’un rapport de dignité que de juste rémunération. Les règles d’accès et de partage s’alignent sur des procédures claires. On voit apparaître des clauses qui organisent le retour vers les communs après un temps d’exclusivité. Dans l’Union Européenne, le paquet régulatoire produit ses effets. Les désignations de gatekeepers imposent de vraies passerelles. Le texte sur la donnée assure une portabilité crédible et le changement de prestataire cloud cesse d’être une aventure. Les modèles à haut risque entrent dans des cycles d’évaluation réguliers. Les entreprises parlent de licences hybrides. En bio comme en IA, elles réservent une période d’exclusivité et libèrent ensuite les savoirs de base.

Deux menaces en découlent : une fragmentation réglementaire qui épuise les acteurs et un théâtre de conformité qui coche des cases sans en changer la substance. Les opportunités existent pourtant. Des marchés d’accès équitables émergent. Les données embarquées dans les objets deviennent accessibles selon des conditions claires. Des variétés résilientes au climat franchissent le cap du terrain grâce à des partenariats publics communs privés audités par des tiers citoyens.

Horizon à dix ans. l’empire des plateformes techniques

En 2035, les frontières entre séquençage et synthèse se brouillent. Des plateformes intégrées proposent la chaîne entière. De la collecte d’échantillons à la production de traits. Les pools de brevets autour de CRISPR et de ses héritiers se structurent. Les biologistes indépendants négocient comme des studios de musique avec des catalogues. Côté IA, les nuages descendent jusqu’aux bords. Edge et cloud se rejoignent. Les espaces de données sectoriels prennent une allure d’autoroute. La part des modèles à poids ouverts en production devient un indicateur suivi par les régulateurs et par les acheteurs publics. Les comptables enregistrent une nouvelle ligne bilantielle “Royalties bio numériques”.

Horizon à quinze ans. les communs outillés

Trajectoire optimiste d’abord. Le fonds mondial des séquences atteint une taille qui compte. Les contrats intelligents fournissent des redevances automatiques à des communautés qui ont protégé des forêts et des savoirs. Les modèles IA robustes en licence permissive tiennent leur promesse. Ils incluent par construction des obligations d’audit et des garde-fous. Des registres publics attestent des jeux de données sources. (Je souris en écrivant ces lignes). Cela ressemble à une administration qui a appris à parler API. Trajectoire pessimiste ensuite. Quelques super gatekeepers bio numériques relient semence à modèle puis modèle à marché. La boucle se referme. Le prix de l’accès devient une rente. Les décideurs lucides misent déjà sur des alliances.

Horizon à vingt ans. la constitution des communs du vivant savoir

En 2045, si nous ne nous sommes pas pris les pieds dans notre propre hubris, des banques mondiales de traits et de microbiomes fonctionnent sous des licences équitables. Les circuits de retour vers les communautés d’origine sont visibles. Du côté des modèles, l’interopérabilité devient native. Les modèles de base publics sont audités périodiquement. Le droit d’usage prend le pas sur le droit de captation. On ne collectionne plus des monopoles. On construit des accès conditionnels. Une pensée un peu malicieuse pour finir cet horizon. Nous avons écrit Wikipédia à plusieurs millions de mains. Nous pouvons cultiver une Génépédia.

—-

Quelques recommandations

Aux pouvoirs publics d’abord. Généraliser l’accès conditionnel de type FRAND (désigne les conditions auxquelles des licences de droits de propriété intellectuelle doivent répondre, à savoir être équitables, raisonnables et non discriminatoires) aux données d’intérêt vital : santé, climat, agriculture, ... Accélérer la mise en œuvre du mécanisme sur les séquences numériques avec un calendrier et une gouvernance qui laissent une vraie place aux communautés locales. Financer des modèles ouverts considérés comme stratégiques. On se doit de parler de poids, de documentation et de licences sans oublier les audits indépendants. Les achats publics deviennent l’aiguillon et surtout pas de chèque sans plan d’ouverture.

Aux entreprises ensuite. Clarifier les stratégies open core et la couche de valeur fermée. Rendre explicites les clauses de réversibilité cloud et les coûts de sortie. Travailler le design des licences bio numériques. Au lieu d’un monolithe juridique qui fige, préférer un panier de droits assemblés. Brevets + licences de données + droits sur les modèles. Le tout réversible au bout d’un temps donné ou au franchissement d’un seuil d’impact. Se doter d’indicateurs de soutenabilité qui comptent vraiment. Pourcentage d’intrants sous licence ouverte. Coût de sortie fournisseur. Part des communs dans la R et D. Pas de slogans. Des chiffres et seulement des chiffres.

À la société civile et à la recherche enfin. Renforcer la science ouverte dans sa version exigeante. Dépôts publics, protocoles FAIR, documentation soignée. Éduquer aux communs numériques sans infantiliser. Je pense à ces ateliers dans une médiathèque de quartier où l’on apprend à publier des données environnementales collectées par un capteur artisanal. On y parle autant de qualité de l’air que de droit d’usage. L’outil compte, certes, mais la communauté pèse davantage.

L’IA étend nos capacités parfois jusqu’à l’étourdissement. Le vivant demeure notre condition dans sa patience et sa turbulence. Si nous ne voulons pas vivre sous un régime d’abonnements au réel, nous devons cultiver des règles qui rémunèrent l’effort sans confisquer le bien commun. La solution ne viendra ni de la nostalgie ni du fétichisme du neuf. Elle viendra de cette hygiène d’ingénierie sociale qui sait tenir ensemble l’accès et la responsabilité, l’innovation et la redistribution, l’échelle planétaire et l’ancrage local. Mettons du commun dans nos algorithmes et dans nos semences pour que le futur ne devienne pas une option premium. Appelons un chat un chat. Les clôtures n’ont rien d’inévitable. Elles se desserrent quand on s’y met à plusieurs. Les algorithmes font gagner du temps et ouvrent des possibles. Ils exigent en retour des engagements clairs. La responsabilité me semble la seule manière de rendre l’IA vivable pour tous. Nous n’avons pas besoin de développer un fétichisme de la boîte noire pour nous tenir éveillés. Nous avons besoin d’institutions, de contrats lisibles et de lieux communs où l’on débat sans totem. Nos enfants nous jugeront sur ces détails qui n’en sont pas.


A quoi bon encore écrire pour des humains ?

La file s’étire devant l’accueil d’une préfecture un mardi matin. L’air sent le gel hydroalcoolique et la fatigue. Un agent pianote sans lever les yeux. Chaque dossier file dans une fabrique logicielle que personne ne voit. Une dame âgée tient une enveloppe en papier épais couvert d’une écriture ronde. Elle a pris son dimanche pour raconter son déménagement et une histoire de compteur qui n’affiche plus rien. Personne ne lira sa lettre mais une IA le fera. Deux rues plus loin, une journaliste règle son article sur une console. Elle ne touche pas aux idées. Elle déplace des balises, range des titres et arrange les mots comme on aligne des boîtes. Elle soupire car elle sait que les lecteurs réels glisseront à la surface alors que le robot de la plateforme, lui, avalera tout. C’est une scène quotidienne qui impose une question qui pique. Faut-il arrêter d’écrire pour les humains et écrire pour les IA qui décident de ce qui remonte et de ce qui se perd ?

Je ne joue pas au faux naïf. Nous lisons moins long par petites lampées entre deux alertes et trois messages d’agenda. Les phrases courtes gagnent et les paragraphes profonds patinent. Pendant ce temps, des lecteurs invisibles qui ne s’ennuient jamais grossissent. Ils ne réclament ni humour local ni tendresse. Ils avalent, classent, routent, recommandent et restituent toujours plus court. C’est un public sans peau et sans cernes. Il ne se plaint jamais. Il décide pourtant de la visibilité et de plus en plus d’un revenu. Les bibliothèques disparaissent au profit de gares de triage. Écrire pour des humains nourrit une relation. Écrire pour des IA règle une circulation. Deux logiques , deux métriques, deux vertus. On peut continuer de frapper à la porte des lecteurs de chair. On peut aussi apprendre le langage des chiens IA invisibles qui reniflent et avalent tout pour nous. La tentation de basculer existe. J’ai voulu la regarder en face. Ces lecteurs invisibles sont déjà partout. Les textes écrits pour des moteurs gouvernent des vitrines entières. Les descriptions de produits s’adressent à des classeurs automatiques chez des distributeurs qui ne dorment pas. Les appels d’offres se terminent dans des filtres qui trient par mots clés. Les messages envoyés à des services clients passent par des modèles qui flairent l’urgence. Les dossiers de soins nourrissent des tableaux de bord avec des entités bien nettes. Les réseaux sociaux ne montrent un post de plus en plus écrits par l’IA qu’après un passage au tamis. Tout cela compose un lectorat massif et muet. Il n’achète pas un livre et ne pleure jamais sur une phrase. Il possède pourtant du poids. Il décide d’un ordre d’apparition, d’un délai et parfois d’un droit. Ce lectorat lit tout sans effort si ce n’est énergétique. Voilà le paradoxe : on parle à des silhouettes humaines mais la réponse part souvent d’une salle machine.

Le gain saute aux yeux quand on écrit pour les IA : la page devient lisible pour les pipelines, les requêtes trouvent plus vite l’entrée utile, les erreurs de classement diminuent et le contenu structurel se clarifie. Les impacts sont néanmoins positifs dans certains usages : une consigne d’atelier mieux balisée déclenche moins d’accidents, une base juridique annotée avec soin diminue les contresens pendant un litige, un centre d’appels se débrouille mieux si les messages suivent un canevas stable, les délais se resserrent quand la machine comprend du premier coup, ... À l’échelle d’un territoire, l’accès aux droits gagne en justesse lorsque les formulaires parlent la langue des systèmes. Le revers ne se cache pas. La langue se durcit. Les détours meurent. Les aspérités s’effacent. Une lettre d’excuse sincère se transforme en formulaire propre sur lui. Un récit perd la sueur qui prouvait l’effort. À force de courtiser la machine, on ne flatte que schémas connus du fait d’un bannissement de l’imprévu. On habille les phrases pour passer les portiques artificiels avec comme conséquence de la purée au mieux tiède sans saveur trop souvent vécue comme nourrissante ! Un texte rédigé pour l’IA quitte la table des vivants.

Je propose une méthode pour écrire à une IA sans perdre son âme. D’abord il faut décider de notre intention. Ensuite on traite la page comme un chantier à deux entrées : une pour la machine et l’autre pour l’humain. Côté machine, les composants sont clairs : titres clairs, nommage des champs avec précision, lever les ambiguïtés, pas de poudre aux yeux, donner des exemples négatifs, éviter les contresens, préciser les unités, les lieux, les seuils, ajouter des renvois stables qui mettent de l’ordre, des dates en entier et des identifiants qui ne bougent pas. La moulinette adore.

Côté humain, n’hésitons pas à réintroduire la voix. On glisse un détail vérifiable que seule l’équipe connaît comme le prénom du gardien qui a ouvert la grille un jour de grève ou la couleur de la chaise bancale dans la salle d’attente. On laisse une hésitation assumée qui prouve la présence d’un auteur. On cite une personne réelle avec son accord quand cela a du sens. On relit à voix haute. Si la phrase passe sans grimace, on la garde mais si la phrase sonne machine, changeons là. Dernière étape. On teste le texte sur une IA de lecture pour débusquer un contre sens. On ajuste ce qui brouille et surtout, on refuse ce qui dénature.

On me servira de nombreuses objections mais je les attends sereinement. Première objection : écrire pour des IA trahit le lecteur. La trahison naît du mensonge et non de l’adaptation. Un panneau routier bien pensé ne trahit personne et évite un fossé. Seconde objection : les machines imposeront leur goût. Rappelons qu’elles n’ont pas de goût car elles ne reflètent que des jeux de données. À nous de changer ces jeux en nuances car sans cela le miroir écrasera nos visages. Troisième objection : le style disparaîtra. Le style s’éteint quand la peur gouverne. Un auteur qui assume une phrase libre résiste aux gabarits. Il y a même un plaisir espiègle à glisser une phrase rétive qui franchit quand même les portiques. Une sorte de clin d’œil qui passe sous la barrière sans se blesser. Cette question touche la politique et le droit. Un texte adressé à une IA influence des décisions automatiques. Il mérite traçabilité et recours. Qui a écrit et selon quelles règles ? Quelle version a servi lors d’un refus d’allocation ? Qui a modifié tel champ et à quelle date ? Sans garde-fous, la langue publique se dissoudra dans des boîtes noires. À l’inverse, des guides clairs pour les formulaires et les réponses améliorent l’égalité d’accès. Un centre communal qui publie des modèles lisibles par les systèmes réduit l’arbitraire au guichet. Les cabinets d’avocats réclament déjà des annexes structurées en plus des plaidoiries. Les hôpitaux aussi. La langue engage alors la justice plus que la poésie. Écrire prend une dimension civique qui dépasse la grammaire.

Revenons à la question de départ. Faut-il arrêter d’écrire pour des humains et se consacrer aux IA ? Ma réponse tient dans une image très simple. Ecrivons en deux couches. La couche basse vise les IA et la haute vise les humains en portant l’adresse, la nuance et le tremblement. Publions les deux en les revendiquant. Prenez un musée. Une étiquette machine guide la recherche à distance. Elle décrit la technique, la date exacte, l’état de conservation, la localisation précise, .... l’IA adore et met la toile dans la bonne salle virtuelle. Une étiquette humaine raconte une main qui tremblait, une lumière qui hésite, un modèle qui n’était pas prévu et qui surgit parce que la peintre voulait parler à sa sœur. Le visiteur sourit. Les deux étiquettes vivent côte à côte. Elles ne se cannibalisent pas bien au contraire elles se répondent.

Je parle de voix et de signature. Un style survit au milieu des gabarits. Il survit par un geste simple. Dire je quand la responsabilité l’exige. Dire nous quand la communauté existe. Se taire quand le silence protège. Une IA reconnaît des régularités. Elle ne reconnaît pas la honte d’un aveu ni la pudeur d’un détour. Cette réserve nous appartient. Elle protège les lecteurs réels. Elle donne envie de rester dans le texte alors que tout pousse à dérouler sans regarder. Je n’idéalise pas l’auteur héroïque. Je parle de gestes modestes. Un directeur technique d’un lycée envoie chaque trimestre une lettre signée. Il raconte la panne de clim du bâtiment B un mardi d’août. Il remercie la gardienne qui a ramené des ventilateurs. Il admet une mauvaise décision. Cette lettre travaille la confiance plus sûrement qu’un bulletin sans visage truffé de chiffres. Cela ne fera jamais la une d’un algorithme mondial. Cela fabrique pourtant de la chaleur locale.

Je ne fais pas de fétichisme. J’apprivoise la machine pour ce qu’elle sait faire. Je génère un brouillon brut si besoin. Je garde un plan quand il tient debout. Puis je réécris tout. J’injecte un détail vérifiable que seule la maison peut prononcer. Un surnom d’atelier. Une coupe de cheveux ratée la veille d’une mission qui a détendu la salle. Une contrainte de voix. Ensuite je demande une réponse. Une vraie. Je pose une question qui appelle autre chose qu’un pouce levé. Je lis ces réponses. La semaine suivante, je cite deux lecteurs. Une communauté se met en mouvement. Cela devient une conversation et non pas une audience. On me dira que tout cela prend du temps. Bien sûr. Ce temps sert de marinade pour que l’idée reste. Un bon texte travaille son lecteur pendant la vaisselle. La machine, elle, sort un plat chaud. Elle ne vous fait pas digérer. Je revendique ce décalage. Écrire revient à poser une échelle contre un mur invisible. On monte un peu chaque jour. Les outils tiennent l’échelle. Ils ne montrent pas le paysage. À nous de lever la tête.

La métaphore du jardin m’aide à conclure. Écrire pour des IA revient à dresser un jardinier aveugle qui arrose tout le quartier. Bien réglé, il donne de l’eau aux bonnes plantes. Mal réglé, il noie les semis. Apprenons au jardinier où se trouvent les racines. Gardons pour nous la conversation au bord de la clôture avec les voisins qui font pousser des tomates tordues mais savoureuses. Tant que ce droit reste vivant, écrire pour des IA ne tue pas l’écriture humaine. Cela l’oblige à viser juste.

Je pourrais m’en tenir à un slogan. Arrêtons d’écrire pour des humains et passons notre vie à polir des champs pour les IA. Je n’y crois pas. Je préfère une discipline qui demande des efforts. Je ne mélange pas au petit bonheur. Je gagne en lisibilité des deux côtés. Vous voulez une preuve à portée de demain ? Choisissez une page à double adresse dans votre vie professionnelle. Une fiche produit si vous vendez. Un tutoriel si vous formez. Une lettre de décision si vous jugez. Créez la couche machine avec une grammaire serrée, des unités, des seuils, des exemples négatifs, des liens stables, … Écrivez ensuite la couche humaine avec une scène, une voix, un aveu si nécessaire, une invitation claire, ... Publiez les deux. Mesurez huit jours plus tard en écoutant la qualité des retours. L’écart se voit et s’entend. Tant qu’une phrase écrite par quelqu’un même en collaboration avec l’IA nous fait lever les yeux, l’écriture pour les humains gardera le dernier mot.


Bonnes métamorphoses et à demain.

Stéphane

Métamorphoses

Par Stéphane Amarsy

Stéphane est un entrepreneur visionnaire et un pionnier dans l'intersection de l'intelligence artificielle et de la transformation organisationnelle / sociétale. Fondateur de The Next Mind, il est guidé par une philosophie simple, mais percutante : "Mieux vaut s'occuper du changement avant qu'il ne s'occupe de vous !"

Sa trajectoire professionnelle, marquée par la création d'Inbox, devenue plus tard D-AIM en changeant complétement de business model, des levées de fonds, la fusion avec Splio, et l'élaboration du concept disruptif d'Individuation Marketing, sert de fondation solide à sa nouvelle entreprise. The Next Mind est le fruit de décennies d'expérience dans l'accompagnement de plus de 400 entreprises à travers plus de 30 pays dans leur transformation digitale / data / IA et organisationnelle.

Auteur du livre ​​"Mon Directeur Marketing sera un algorithme"​​, qui est une description de la société qu'il a projetée en 2017, auteurs de nombreuses tribunes, conférencier et intervenant dans plusieurs universités et écoles, il ne se contente pas de prêcher la transformation, il l'incarne. Chaque expérience proposée par Stéphane est inspirée entre autres par son vécu d'entrepreneur. Il pousse à affronter les réalités d'un monde en perpétuels changements. Stéphane est convaincu que la prise de conscience n'est que la première étape ; ce qui compte vraiment, c'est la capacité à agir et à s'adapter.

Les derniers articles publiés